Cinq ans de crise des déchets : qui va payer ?

Nous entrons dans une cinquième année de crise des déchets, les citoyens devront-ils se préparer à payer l’addition pour les mauvaises solutions…? La question est légitime. En Corse nous n’aurons bientôt plus de solution pour nos déchets.

Bientôt, nous n’aurons plus de solution pour nos déchets. Tous les acteurs de ce dossier le savent depuis longtemps, notamment depuis la première crise de 2015 à la fermeture du centre d’enfouissement de Tallone, dont la fin d’exploitation était prévue à l’origine pour 2020. Les propos relayés par la presse insulaire montrent les tensions, sous tendues par des stratégies pré-électorales évidentes. Chacun tente de s’exonérer de ses responsabilités.

L’attitude logique et responsable aurait dû être de s’organiser d’urgence au moment de la première crise. Il était primordial de réduire les déchets,  d’allonger la durée de vie des autres sites et de les rendre plus acceptables en limitant en priorité l’ensevelissement des déchets de cuisine humides, générateurs d’odeurs et pollution (méthane, lixiviat issu du mélange avec des toxiques).

L’erreur de casting pour les biodéchets

Une solution était d’ailleurs proposée. C’était le sens du protocole de juillet 2015 (ci-dessous) établi par le collectif des riverains de Prunelli di Fium’orbu et le Syvadec (syndicat chargé du traitement) entre l’État et toutes les communautés de communes et d’agglomérations, impliquant les gestionnaires de centres d’enfouissement et les transporteurs. Il n’a pas été ni respecté ni appliqué.

 

Extrait du protocole de juillet 2015 portant engagement des collectivités

« Engagement formel de l’ensemble des collectivités assurant la compétence collecte, à mettre en œuvre immédiatement des mesures de détournement et de tri des déchets fermentescibles, et des mesures fortes et durables permettant de réduire de moitié les tonnages à enfouir d’ici 2020 ». « Prendre des mesures prioritaires permettant de diminuer les déchets fermentescibles présents dans les ordures ménagères résiduelles de 90 % en 2020, et de 20 % dès la première année avec des résultats probants dans les 3 mois à venir afin de diminuer les nuisances olfactives importantes produites par ce type de déchets pour les communes réceptrices de déchets » « Le comité de suivi du protocole suivra les résultats des actions engagées par les collectivités et le niveau d’atteinte des objectifs précités, et pourra déterminer le cas échéant la mise en œuvre de pénalités ».

 

Que s’est-il donc passé depuis 2015 ?

À part des exceptions, le tri à la source, qui était la priorité du Plan 2016 de la Collectivité territoriale de Corse pour réduire drastiquement l’enfouissement, n’a pas été organisé efficacement par les intercommunalités, responsables de la collecte. Pourtant, là où il est mis en œuvre, les résultats de la collecte séparée s’améliorent immédiatement. Mais, d’une manière générale, il semble que tout soit fait pour décourager le tri et laisser perdurer le mélange des ordures, notamment dans les principales agglomérations, qui ont largement contribué à saturer les décharges.

Les chiffres sont éloquents. Selon les données du Syvadec, en 2018 le taux de tri des déchets issus des collectes sélectives était d’environ 10 % de tous les déchets produits (236 000 tonnes) ; 31 % en ajoutant les apports en déchetterie (encombrants, déchets spéciaux) ; la part de biodéchets collectés représentait 0,8 %.

Selon les chiffres de l’OTD (Observatoire territorial des déchets de Corse), les ordures ménagères résiduelles (OMR) à enfouir auraient baissé de 5,8 % en 7 ans, entre 2010 et 2017, et selon ceux du Syvadec de 0,5 % entre 2017 et 2018. La majeure partie des déchets ménagers et autres est toujours enfouie ; d’où le rejet de la population face aux projets d’extension ou création de sites.

Des solutions insuffisantes

Tout le monde est d’accord pour parler du tri… mais il évident que l’organisation actuelle ne marche pas. Elle repose en grande partie sur l’apport volontaire dans les bornes ou bacs anonymes, insuffisants, souvent saturés et sans contrôle lors de la collecte. Les points de collectes deviennent des dépôts d’encombrants divers.

La collecte des biodéchets humides (un tiers en moyenne du poids d’une poubelle) reste marginale ; les composteurs distribués pour le compostage individuel sont de mauvaise qualité, il n’y a pas d’accompagnement ni de suivi, il n’est pas adapté au milieu urbain dense ; le compostage collectif partagé reste expérimental.

Les déchets sont une manne… C’est pourquoi actuellement toutes les solutions industrielles sont avancées pour conquérir le marché des déchets de la Corse ! Mais pas de projet local d’usine de tri dédiée aux déchets secs à recycler, ni de vrai développement des filières de compostage à proximité des agglomérations et dans les territoires éloignés.

 

Le cas de l'île de la Réunion (crédit CC BY-SA 3.0)

Une usine de tri mécano biologique (TMB) est actuellement en construction. 
Elle va produire après tri des combustibles solides de récupération (CSR). Un projet d'unité de combustion a été retenu par l'ADEME dès 2016 : une installation de 60 MW proposée par Ileva, le Syndicat mixte de traitement pour le sud et l'ouest de l'île (population 2013:528 416 hab), essentiellement dédiée à la production d'électricité.
Problème : le syndicat n'a pas l'assurance de pouvoir vendre l'électricité produite à un tarif garanti, ce qui remet en cause le modèle économique.
Source : article Actu-Environnement 18 octobre 2019 par Philippe Collet: "Déchets : état des lieux du soutien aux unités de valorisation des combustibles solides de récupération"

Par ailleurs, à Strasbourg, le projet Blue Paper figurait au 1er appel d'offres de l'Ademe en 2016 
Lire Blue Paper et "Greenwashing" : la pollution de Strasbourg en question Article DNA 22.06.2018

Les projets pour la Corse  : des solutions de contournement

Les projets sont en réponse à une pathologie : le Paradoxe de Jevons, ou trouver des solutions de contournement inefficaces au problème. C’est copier des solutions pires que le mal, au lieu de s’inspirer de solutions qui fonctionnent pour l’enrayer,  avec deux armes vertueuses que sont  l’organisation et le courage. Or, les solutions de contournement évoquées sont les suivantes :

usines de surtri  (deux, voire plus) : ces « usines magiques » que l’on ne nomme plus TMB (tri ou traitement mécano biologique) reçoivent les sacs noirs d’ordures mélangées de toute nature, toxiques, humides en cours de fermentation. Comment croire qu’un tel procédé va donner de bons résultats ? Il est très coûteux et valorise a minima : les matériaux sont souillés et non recyclables (sauf métaux), le compost est inutilisable. Il faut d’importants tonnages entrants pour rentabiliser les installations. L’Ademe  ne les subventionne plus. Le TMB est antinomique du tri à la source, il ne peut fonctionner sans décharges et expose au risque de retour à l’incinération ;

usines de préparation de CSR (combustibles solides de récupération) : la partie solide des déchets en sortie du procédé de TMB est séchée et broyée pour faire du combustible à brûler dans des cimenteries sur le continent, moyennant des coûts de transport et de traitement.

chaudières à CSR (terme plus sympathique qu’incinérateur !), qui prétendent contribuer à notre autonomie énergétique en brûlant localement, à défaut de cimenteries sur l’île. Outre son désastreux bilan environnemental (émission de polluants atmosphériques mal contrôlés et gaz à effet de serre), le modèle économique d’une telle filière pose question. Il nous faudrait toujours produire ou trouver un maximum de déchets à brûler, voire en importer en période creuse… L’incinération des déchets, exclue dans le plan en vigueur (PGDND de Corse 2015) sera-t-elle réintroduite à cet effet dans le futur plan actuellement en cours de révision ?

usines de méthanisation : utilisées généralement sur des effluents agricoles, elles permettent une valorisation énergétique et organique. Les questions de régularité des gisements, de calibrage des unités, de transport, de rentabilité se posent. S’agissant des biodéchets triés à la source par les ménages et les professionnels de la restauration, leur traitement par méthanisation risque de mettre en péril les filières de compostage de proximité de qualité, beaucoup plus simples et rapides à mettre en place, moins coûteuses et mieux adaptées aux pics de saisonnalité.

l’incinérateur pour compléter la panoplie des solutions industrielles ! Toujours déguisé en UVE, unité de valorisation énergétique ou thermique : l’investissement le plus lourd à amortir sur le très long terme, qu’il faut alimenter en continu pendant 40 ans. Il fait encore rêver les partisans du moindre effort, se référant à celui d’Issy-les-Moulineaux (Isséane, ce qui se cache derrière la vitrine française de l’incinération) ou de Monaco, semblant ignorer les risques pour la santé et l’environnement, la nécessité de trouver des lieux de stockage pour les résidus de combustion, faisant fi de la hiérarchie des modes de traitement, des lois (voir note infra), de l’épuisement des ressources.

Comme si de telles usines allaient sortir de terre en quelques mois et régler la question lancinante de l’urgence… D’autant que les délais de montage de ces projets industriels complexes, recherche de sites, procédures administratives, construction, mise au point des installations, prennent au minimum 4/5 ans, voire davantage.

Pour que la Corse puisse « profiter » de ce mirage technologique, de toutes ces usines gaspilleuses d’argent public, il ne faudrait surtout pas trier, ni réduire le poids des déchets nécessaires et indispensables à leur rentabilité. Est-ce la cause de  l’immobilité dans la gestion actuelle et du rejet de solutions simples ?

On peut faire mieux, plus vite et moins cher !

Les citoyens souhaitent les meilleures solutions : du reste plus de 7000 signatures ont été recueillis dans une pétition allant de ce sens.

Un nombre croissant de collectivités, en Europe, en France, en Corse dans la Communauté de communes de Calvi Balagne et bien sûr à San Francisco ville pionnière aux États Unis, mettent en œuvre les stratégies Zero Waste, Zéro Déchet, avec le souci principal de limiter les coûts de traitement et de transport, l’impact sur la santé, l’environnement et le dérèglement climatique. Ces solutions bien connues sont inspirées du bon sens : d’abord produire moins de déchets, ensuite les trier mieux en amont par matières. En effet, mieux ils sont séparés dans les foyers, les bureaux, les écoles, les commerces, mieux ils peuvent être réemployés, recyclés, compostés, en favorisant des projets de territoire.

La démarche Zero Waste, Zéro Déchet, Zéro Gaspillage repose sur une autre organisation. Elle combine trois mesures complémentaires, indissociables pour mieux gérer les déchets, après recensement et information des usagers lors d’un entretien au domicile, dans chaque village, chaque quartier, chaque copropriété, puis fourniture du matériel de tri et de collecte (exemple de mise en place à Aregnu Vià Télé Paese-vidéo 3:21 ) :

  • collecte au porte-à-porte ou en points de regroupement de tous les flux séparés, en alternance et contrôlée, pour faciliter le tri des usagers, responsables de leur bac ou de leur sac ;
  • traitement séparé des biodéchets par compostage à proximité des lieux de production, afin de réduire le poids, les odeurs, les émissions de méthane et les coûts de transport et de traitement ;
  • tarification incitative comprenant une part fixe et une part variable en relation avec les quantités de déchets non triés (indexée sur le volume, le poids ou la levée du bac).

Avec un accompagnement et un suivi, ce système fait progresser les taux de tri très rapidement, car il implique et responsabilise les producteurs de déchets. Il donne une image positive aux collectivités qui s’y engagent.

La Sardaigne (Étude publiée par Zero Waste Europe) nous montre l’exemple par une vraie volonté politique depuis 2008 : 253 municipalités sur 377 affichent plus de 65 % de collecte séparée, 49 sont à plus de 80 %.

Plus largement en Italie, plus de 300 communes ont adopté la stratégie Rifiuti Zero (Zéro Déchet) pour un total de près de 7 000 000 habitants. À Capannori, ville pionnière, entre 2004 et 2008, les tonnes enfouies ont été réduites de près de 50 % , puis ont continué à baisser ; la collecte séparée a atteint le taux de 82 % dès 2013. Le coût actuel, inchangé depuis 2012, est parmi les plus bas de la Toscane.

Plus que jamais l’urgence est là, il faut réduire l’enfouissement ! Qu’attendons nous  ?

Avec des solutions réalistes, simples, efficaces et les plus rapides à mettre en œuvre, l’île de Corse peut économiser des millions d’euros pour ses 330 000 habitants. Cette organisation créé des emplois locaux durables indispensables à une bonne politique de gestion : ambassadeurs du tri, administratifs, techniciens et agents, maîtres composteurs, brigade verte, etc.).
Mais il nous faut échapper aux lobbies dont le seul intérêt est de nous rendre captifs des pires solutions, tant au plan sanitaire que financier, pendant des décennies. Dans le système que l’on cherche à nous imposer, la rentabilité est fonction des tonnes entrantes dans les installations et bien sûr des tonnes transportées. Il en va de l’intérêt et de l’avenir de notre île !


Petit rappel des prescriptions du code de l’Environnement et des textes européens

Le code de l’Environnement, article L 541-1, modifié par la Loi du 17 août 2015, prescrit en premier lieu la réduction des quantités de déchets produites et des mesures comme le tri à la source des déchets organiques, jusqu’à sa généralisation pour les producteurs de déchets avant 2025.

La directive Déchets publiée au Journal Officiel de l’Union européenne le 14 juin 2018  a établit des mesures réglementaires sur le paquet économie circulaire :  prévention, réduction, réemploi, augmentation du recyclage, tri à la source des déchets organiques obligatoire d’ici décembre 2023 pour tous les producteurs, y compris les ménages.

En France le décret du 27 mai 2019 a mis fin au complément de rémunération soutenant l’incinération des déchets en mélange et a modifié le Code de l’énergie (suppression du 2° de l’article D314-23)


POUR ALLER PLUS LOIN

Guide Territoires Zero Waste, propose une vision complète et ambitieuse pour révolutionner la gestion locale des déchets. S’appuyant sur des retours d’expériences en France et à l’étranger, avec de nombreux témoignages, il s’adresse notamment aux futurs candidats et candidates aux élections municipales, mais aussi à toutes celles et à tous ceux qui souhaitent s’impliquer à leurs côtés.

Extraits : Synthèse des 9 chantiers clés  pour
Appliquer la démarche Zéro Déchet, Zéro Gaspillage au niveau local

Comment les citoyens peuvent-il agir pour le Zéro Déchet ?

 

 

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