CTV du Grand Bastia : que deviendront nos déchets ? (épisode 1)

 

Projet de Centre de traitement et de valorisation des déchets du Grand Bastia -Document Syvadec 2023.07- vue non définitive

Le projet de CTV du Grand Bastia, Centre de tri et de valorisation des déchets, se dévoile à travers les documents produits fin juillet par le Syvadec, Syndicat régional pour le traitement des déchets de Corse. Il en ressort la confirmation chiffrée des mauvaises performances de ce projet coûteux et incohérent, que Zeru Frazu dénonce depuis 2017…

C’est dans le cadre des travaux engagés par le Conseil exécutif et l’Assemblée de Corse sur les dérives mafieuses au premier semestre 2023, à la demande de l’atelier consacré aux secteurs économiques particulièrement exposés, que le projet du Syvadec est rendu public. Il a fait l’objet d’un marché global de performance pour la conception, la réalisation et l’exploitation du CTV du Grand Bastia, attribué le 26 juillet 2023 à un groupement de sociétés et cotraitants, pour un montant de 248 775 573,00 € HT. L’implantation est prévue en plaine de Monte près de Lucciana.

La construction de l’usine proprement dite est annoncée pour un montant de 67 997 482,00 €, intégrant les charges associées : foncier, études, conception, construction. La fin de la mise en service industrielle est prévue pour février 2027, si le calendrier est respecté. Le financement serait assuré à 80 % par l’État à travers des fonds de l’Agence de la transition écologique, l’Ademe de Corse,  et du plan de transformation et d’investissement pour la Corse, le PTIC.

Sur 10 ans, l’exploitation du CTV Grand Bastia coûtera 181 526 116,00 € pour traiter différents flux entrants : au total 97 700 tonnes annuelles. Il doit concerner 14 intercommunalités (EPCI) sur les 19  que compte la Corse, se répartissant du Nord au Sud, depuis le Cap Corse jusqu’à Sud Corse, à l’exclusion des 5 EPCI à l’Ouest, autour de l’agglomération d’Ajaccio, la CAPA.

Le projet est composé d’un ensemble de process séparés  :

  • Chaîne de tri des Ordures Ménagères Résiduelles (OMR)
  • Chaîne de tri des emballages ménagers
  • Tri de tout venant de déchèterie, éléments d’ameublement (DEA), bois
  • Atelier de préparation des CSR (Combustibles Solides de Récupération)
  • Compostage des biodéchets
  • Zone de contrôle, conditionnement, chargement des flux en transit : verre, papier, carton.

Épisode 1 : La chaîne de tri des OMR et le devenir des biodéchets

Projetons-nous en 2027…

Au 1er janvier 2024, la Loi AGEC du 20 février 2020 oblige tout producteur ou détenteur de biodéchets à les trier : déchets de préparation et restes de repas, gaspillage alimentaire, etc. Bien que l’échéance légale soit très proche, ce tri est encore peu pratiqué en Corse. Mais avant que le CTV ne soit opérationnel, c’est à dire dans quatre ans, les retours d’expérience montrent qu’il y a largement le temps, en y mettant les moyens, de mettre en route la gestion séparée des biodéchets (25 à 30% des OM Assimilées). Cette séparation à la source, que l’on peut appeler tri artisanal avec nos 10 doigts dans la cuisine des ménages, les cantines, la restauration, permet d’engager parallèlement la montée en puissance du tri des autres matériaux (verre, papier, emballages), selon la méthode Zero Waste, Rifiuti Zero . Le tri industriel prévu sur ordures brutes en mélange, appelé tantôt surtri, tri préparation, TMB stabilisation, est antinomique du tri à la source, car il empêche sa progression pour rentabiliser l’usine.  Il s’oppose donc à la réduction des déchets résiduels.

L’autorisation de nouvelles installations de tri mécanique est conditionnée au respect par les collectivités de la généralisation du tri à la source des biodéchets. Voir article de Zero Waste France. Si les déchets alimentaires ne peuvent être compostés in situ dans des composteurs individuels ou partagés, le tri à la source doit donc être organisé pour tous les producteurs de biodéchets et collectés à part, sans être mélangés avec d’autres déchets, pour rejoindre une filière de traitement dédiée.
Lire :

La méthode de tri manuelle éprouvée, associée à un contrôle des flux lors de la collecte (porte à porte, bacs pucés), permet la mise en œuvre de la tarification incitative (au volume, à la levée ou au poids) et l’obtention dès la première année d’un taux de collecte séparée de 60 à 65 %, puis rapidement 70 à 80 %. C’est le cas notamment dans 13 villages de la com com de Calvi Balagne (le déploiement sur l’agglomération de Calvi est en cours). L’exemple de la  Sardaigne est emblématique : c’est la seconde région en Italie pour son taux de collecte séparée, grâce à une ferme volonté politique.

Les données ne semblent pas avoir beaucoup évolué depuis que le Syvadec porte ce projet, c’est à dire 2017.
A l’horizon 2027, dans l’usine à venir, 57 500 tonnes d’ordures ménagères résiduelles (sacs noirs d’ordures indifférenciées) seront reçues, soit plus de la moitié des 97 700 tonnes entrantes. Le poids des 5 flux triés et collectés (emballages+biodéchets+verre+papier) prévu est 17 500 T. Avec les résiduels, le total des ordures ménagères assimilées (OMA) collectées sera de 75 000 T. Cela révèle un taux de tri de 23,4%. Or en 2022 sur l’ensemble de la Corse, la moyenne des taux de tri de collecte est à 20.6% . Il n’est donc pas envisagé de progression notable du tri collecte entre 2022 et 2027 !

Sur la chaîne de traitement de OMR, 26 499 tonnes (46%) seront des déchets organiques humides fermentescibles : une partie étant de l’eau (17 %), elle va s’évaporer après pesée ; l’autre partie (29 %) composée de matière organique polluée, ainsi que de divers petits débris de plastique, verre, etc. sera dirigée vers une unité de stabilisation, dont on ne sait rien. Le Syvadec indique que cette fraction ne sera pas transformée en compost. En effet après séjour au contact de divers polluants chimiques, chargé d’impuretés, ce compost ne peut être utilisé en agriculture. Cf. Avis Ademe. Déjà interdit en Europe du Nord, il le sera en France en 2027. Les biodéchets pollués, seront donc envoyés en décharge.

Le calibrage de cette chaîne dite de « surtri » s’appuie donc sur la présence massive de biodéchets humides non triés dans les ordures ménagères résiduelles, comme c’est le cas actuellement. Il est clair qu’on ne table pas sur une forte progression du tri à la source !
Cf. graphique réalisé à partir des données issues des documents du Syvadec.

En d’autres termes, le passage dans la chaîne de tri des OMR aboutit à séparer 46 % du tonnage entrant pour le faire sécher, puis l’enfouir. Ce traitement mécanique (tri mécano-biologique, TMB) est pointé dans le I de l’article L. 541-1 du code de l’environnement issu de la LTECV du 17 août 2015 : (…) La généralisation du tri à la source des biodéchets, en orientant ces déchets vers des filières de valorisation matière de qualité, rend non pertinente la création de nouvelles installations de tri mécano-biologique d’ordures ménagères résiduelles n’ayant pas fait l’objet d’un tri à la source des biodéchets, qui [la création] doit donc être évitée et ne fait, en conséquence, plus l’objet d’aides des pouvoirs publics (…). »

Innovation ou arnaque ?  Certains équipementiers industriels misent sur l’intelligence artificielle en matière de tri. Le groupe Energipole, co attributaire du marché du Syvadec, propose une collecte de biodéchets intégrée à celle des OMR, suivie d’un tri optique robotisé. Voir la « magnifique » vidéo (1’43) de propagande de la chaîne de tri, propre en apparence pour les besoins du film. Dans la réalité les sacs en pur plastique vert remplis de déchets alimentaires en fermentation sont souvent mal fermés, éclatent lors des transferts ; les jus et les odeurs se répandent. Le bilan de la valorisation matière est désastreux. En effet les sacs verts sont jetés avec les sacs noirs dans les mêmes conteneurs d’ordures résiduelles et collectés ensemble sans contrôle lors de la même tournée. L’expérience révèle que le système de tri optique sur sacs de couleurs est coûteux et ne fonctionne pas : à Nantes métropole le système Tri’sac, mis en place dans les années 2000, sera abandonné à partir de 2023.
De plus ce mode de collecte multi flux incluant les biodéchets n’est pas conforme aux dernières préconisations du ministère de l’écologie en date du mardi 5 juillet 2022 https://www.ecologie.gouv.fr/biodechets.
Le Syvadec s’est-il laissé séduire par cette supercherie ?

La collecte séparée est incontournable pour capter d’importants gisements, notamment dans les zones urbaines les plus denses.


A propos de la collecte des biodéchets
Enzo Favoino, coordinateur du comité scientifique de Zero Waste Europe et chercheur à l’École agricole du Parc de Monza en Lombardie, expose la situation en décembre 2021 en Italie. Par anticipation, depuis janvier 2022 la collecte des biodéchets est obligatoire dans tout le pays, alors que la France n’évoque pas l’obligation de cette collecte.
Écouter Enzo Favoino ( vidéo 4:32)
Résumé : « La norme introduite par la directive européenne, anticipée en Italie, est une excellente nouvelle pour tous ceux qui se soucient de la bonne gestion durable des matériaux post-consommation : nos déchets » explique Enzo Favoino.
« La collecte des déchets organiques est fondamentale car elle apporte une contribution essentielle à la maximisation des taux de collecte sélective. Sans les biodéchets (l’umido), nous n’aurions pas pu atteindre en Italie les quelques 65 % en moyenne nationale de collecte sélective. De plus, en séparant bien l’organique, nous réduisons la fermentescibilité des déchets résiduels non triés, non recyclables. Cela permet aux Communes de réduire la fréquence de collecte ce qui, en plus de réduire les coûts globaux de collecte, pousse les citoyens à mieux séparer également les autres fractions recyclables ».
L’avantage pour la collectivité, en ce sens, est évident. Mais la contribution positive en termes environnementaux d’une augmentation de la production de compost ne doit pas non plus être sous-estimée. Une activité qui place l’Italie en tête du classement européen. La capacité de notre système de compostage dépasse 7 millions de tonnes, juste derrière l’Allemagne. A ce jour, 80% de la population bénéficie de la collecte des déchets organiques. La nouvelle obligation permettra de l’étendre à 100 %.
« D’un point de vue agronomique – poursuit Favoino – séparer la matière organique du reste des déchets est important pour restituer au sol des matières vivantes et fertiles. La fertilité des sols dépend essentiellement de la présence de matière organique. Sans surprise, les pédologues (scientifiques spécialiste de l’étude des sols) parlent d’un « état de pré-désertification » lorsque les sols deviennent excessivement appauvris en matière organique. En restituant cette dernière au sol, on améliore sa fertilité à tous points de vue : de la capacité de rétention d’eau à l’activité des micro-organismes du sol, à la disponibilité des nutriments ».
Bénéficier de ce « retour » de matière organique, ce n’est pas seulement la productivité agricole et la santé des plantes; mais aussi la lutte contre le changement climatique et le réchauffement. En effet, la matière organique est essentiellement composée de carbone. Ce dernier, alors que dans le sol il détermine sa fertilité en tant que constituant principal de la substance organique, est dans l’atmosphère sous forme de CO2, l’un des principaux facteurs déterminant l’effet de serre.
Les sols sont le deuxième plus grand réservoir de carbone de la planète après les océans. « Si nous avons plus de carbone dans le sol, dans le bilan carbone nous aurons donc moins de carbone dans l’atmosphère, où cela produit des effets négatifs comme le réchauffement climatique », explique Favoino.
Il est donc clair que plus la quantité de compost produite et distribuée dans le sol sera importante, plus notre lutte contre le changement climatique sera efficace.

Comment nos décideurs nationaux, régionaux et locaux peuvent-ils envisager, lors de la mise en service de ce centre de tri et de valorisation en Corse dans 4 ans, de continuer à collecter dans les sacs noirs des biodéchets mélangés à hauteur de 46 %, pour qu’en sortie ils finissent en décharge, sans se préoccuper de la Loi qui en interdit l’enfouissement et impose leur tri à la source au 1er janvier 2024, dans tous les pays de l’Union Européenne ?

Comment l’État peut-il encourager ce projet d’usine par un financement à hauteur de 80 %, en ignorant ses propres lois ?

Comment peut-on délibérément jeter 26 500 tonnes annuelles de déchets alimentaires, alors qu’il est prioritaire de les traiter dans une filière de valorisation organique et produire du compost de qualité pour un retour à la terre, par des méthodes simples sans haute technologie et peu énergivores, sur des plateformes de proximité réparties sur le territoire ?
NB : Les agriculteurs, les viticulteurs sont en demande : Cf. Article Via Stella : L’agriculture de demain est inexorablement bio. Les agriculteurs de l’île en ont conscience. 

Cet investissement inutile et coûteux est dépassé. Il ne répond pas aux objectifs de l’Union Européenne adoptés en mai 2018 sur les déchets organiques biodégradables.

Le Syvadec, qui se prévaut d’une gestion publique des déchets, n’a pas anticipé la création de la filière de traitement séparé des biodéchets. Il n’a pas construit de plateforme de compostage depuis celles de Viggianello en 2018 (capacité biodéchets 600 T, déchets verts 600 T) et Corte en 2019 (biodéchets 700 T, déchets verts 1000 T). Actuellement, la majeure partie des biodéchets collectés (3 499 T en 2022 selon l’Odem du Syvadec) est transportée à Carghjese sur une plateforme professionnelle privée, y compris ceux en provenance de Haute Corse, depuis que celle d’Aghjone près d’Aleria n’est plus opérationnelle.

Sur le site de Monte est prévue toutefois la construction d’une plateforme de compostage sous atmosphère contrôlée, pour limiter les odeurs et probablement prévenir le risque aviaire à proximité de l’aéroport. Elle traitera les biodéchets collectés des professionnels et de quelques ménages, avec des déchets verts de taille de jardins. D’une capacité de 4 000 T de biodéchets, soit guère plus que les tonnages de 2022,  elle produira 2 479 tonnes de compost, soit 2,5 % de la totalité des  97 700 tonnes de déchets entrantes dans le centre tri et de valorisation. C’est insignifiant !

La majeure partie des biodéchets se trouvera donc dans les ordures résiduelles, car il est largement admis que ce n’est pas l’usage des composteurs individuels ou partagés fournis généreusement par le Syvadec, qui permettra de les détourner et de les traiter. En milieu urbain dense, les usagers qui ne disposent pas de collecte ou de point d’apport volontaire à proximité, n’ont souvent d’autre solution que de les jeter dans le sac noir.

A l’instar de l’ONG Zero Waste France, Zeru Frazu dénonce et alerte sur le procédé de tri mécanique des OMR , le TMB dont on change le nom en « surtri » et qui a conduit aux fiascos industriels et financiers tels que Biopole Angers Ametyst Montpellier, TVME Hénin-Beaumont parmi les plus célèbres, pointés par les Chambres Régionales des Comptes.

Extrait article Ademe du 4.11.2021 : « La pertinence économique de certains TMB peut être compromise si le compost non-conforme doit être éliminé* avec les refus du traitement. »
* éliminé = enfoui ou brûlé

Le calibrage de la chaîne des OMR, est-il imposé par les acteurs du projet pour rentabiliser la future usine ?  Nous devrions alors payer sur la durée d’exploitation de 10 ans (voire davantage) le tri de 57 500 tonnes de déchets mélangés, lourds de l’humidité des déchets alimentaires.
L’objectif est-il également de perpétuer les profits liés aux tonnages transportés, qui seront centralisés vers le CTV, avant d’être transportés à nouveau vers les filières de valorisation et l’enfouissement ? Les coûts pour les intercommunalités adhérentes du Syvadec vont exploser, alors que leur budget déchets est déjà exsangue.

A la lumière de la législation sur les biodéchets, des retours d’expérience et des avis d’experts, il apparaît que la chaîne de tri des OMR telle que présentée dans le projet d’usine de Monte n’a pas lieu d’exister.

Si l’on se retrousse les manches pour organiser un tri poussé, préconisé par le Plan Déchets de la région Corse, PTPGD en cours de validation, avec une vraie volonté politique, on peut atteindre facilement en 4 ans une faible fraction d’ordure ménagères « réellement résiduelles ».  Alors seulement, pourrait être étudié le cas échéant la pertinence d’une chaîne de stabilisation par un procédé mécanique, afin de limiter les nuisances olfactives et les émissions de méthane à l’enfouissement, mais à la stricte condition de ne pas surdimensionner l’équipement.

En conclusion

Le projet de CTV est un mauvais projet. Il prévoit d’admettre près de 7 fois plus de biodéchets en mélange dans la chaîne de tri des ordures ménagères résiduelles (OMR), par le biais des sacs noirs où ils seront perdus, que dans la plateforme de compostage des biodéchets issus des collectes ! C’est bien la preuve d’une volonté évidente de ne pas développer les vraies filières de valorisation organique, nécessaires à une meilleure gestion des déchets et rendues obligatoires par les réglementations françaises et européennes.

 


Pour mémoire : Émission Inchiesta de Via Stella

Vidéo (5 mn) Solutions pour Montpellier, par François Vasquez


A VENIR : Autre épisode : les CSR, les performances, les coûts du projet…

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