Jean François Bernardini : « Frazu à gogo ? »

Billet d’humeur, Jean-François Bernardini commente l’actualité où en ce mois de mai 2018, le ministre de l’Écologie, Nicolas Hulot est venu dans notre île. Nul n’est dupe de l‘impact que les pressions lobbyistes peuvent exercer, y compris sur les postures d’un ministre.

La presse locale affichait récemment les actions du Syvadec pour promouvoir, auprès des écoles, le tri et les gestes qui sauvent de quelques-unes de nos turpitudes en matière de déchets. Cela est un pas, une victoire, et reconnaissons humblement que, dans ce changement de paradigme, les petites fourmis de Zeru Frazu sont les premiers artisans de ces mutations que nous ne soupçonnions même pas il y a quelques années.

D’autres, sceptiques, évoqueront les « ficelles » de ce genre de vitrine… En ce mois de mai 2018, le ministre de l’Écologie, Nicolas Hulot est venu dans notre île. Nul n’est dupe ici de l‘impact que les pressions lobbyistes peuvent exercer, y compris sur les postures d’un ministre.
Cela étant, d’aucuns n’ont voulu retenir de son discours que quelques bribes, et plutôt que de faire leurs les impérieuses priorités qu’il a énoncées, ils ont sauté comme des cabris en entendant prononcer le mot « incinérateur ».
Quelle aubaine !

L’incinérateur ? La dernière question qu’il faut poser

Il est cocasse de voir comment l’on peut détourner le sens des priorités, et celui de propos tenus en la circonstance par le ministre, je cite : « Une chose est certaine : l’incinérateur, c’est peut-être la dernière question qu’il faut poser, éventuellement, sur la transformation énergétique des déchets.
La première stratégie, c’est de réduire considérablement le volume, quel que soit ce que l’on fera des déchets résiduels et, à fortiori des déchets ultimes.
Si on reste dans les mêmes flux et la même tendance qu’aujourd’hui, il n’y aura aucune solution pérenne ! L’urgence de l’urgence, c’est le tri ! (que seule une politique de collecte intelligente est en mesure de rendre effectif).

La question de l’incinérateur est anecdotique… accessoire, si on n’a pas, d’abord, travaillé, mis en place ces centres de tri, ces filières de recyclage et la valorisation des déchets, et que tout le monde, y compris les citoyens, aient mis la main à la pâte. »
Nombre d’acteurs locaux se sont rués sur la « pomme de discorde » pour oublier l’essentiel. Ce sont peut-être là les dernières crispations d’un système qui s’effondre mais qui a encore des intérêts à défendre.
Avec la logique ZERU FRAZU, il y a effectivement des tiroir-caisse qui risquent de souffrir. Pour une fois ce ne seront pas les porte-monnaie du peuple.Les Corses savent ce que les déchets leur coûtent depuis des décennies et cela, pour un service déplorable aux conséquences écologiques désastreuses.

L’unique solution, du pur réalisme

Zeru Frazu, un « dogme » ? Non, messieurs les élus, Zeru Frazu n’est pas un dogme. C’est du pur réalisme : cela fonctionne partout dans le monde où le concept est mis en œuvre. Zéro déchet n’est pas un dogme, mais la solution. C’est un espoir, un progrès énorme.
C’est aujourd’hui le choix de tous les territoires qui ont déjà 30 ans d’avance en ce domaine. C’est et ce sera irréversiblement le choix des Corses. C‘est aussi la seule solution qui a de l’avenir au regard des enjeux planétaires qui nous assaillent. S’il y a aujourd’hui, et pour la planète entière, un seul dogme, c’est bien celui de la rationalité et de l’intelligence écologique.
En vous préoccupant de « l’anecdotique » selon les propos du ministre de l’Écologie, vous occultez tous les travaux, toutes les expériences vertueuses, efficaces, possibles, durables et financièrement positives qui progressent partout dans le Monde. De quoi dérouter un peu plus les citoyens.
La Corse baigne dans la mer la plus polluée du monde, et nous sommes appelés à plus de responsabilité.

Après 30 ans d’errance en ce domaine, après le scénario paresseux et dispendieux qui s’élève à 3 ou 4 millions de tonnes transportées et enfouies à travers l’ile, il y a un grand souci qui préoccupe certains redoublants des déchets, les partisans du «Frazu à gogo» :
perdre une large part de cette manne financière que génère le «Frazu à gogo» en Corse.


Une tonne enfouie = 240 euros.

Cette « colonisation » de notre terre et de nos nappes phréatiques…

Certes, nous les avons encouragés. Personne n’avait jamais contredit cette « colonisation » de notre terre et de nos nappes phréatiques. Trop longtemps, personne n’a questionné ni les chiffres ni les pratiques. Nous nous sommes conformés à cette paresse écologique. Une débandade, une divagation collective des consciences. Une divagation des responsabilités, car ce sont bien les consciences et les responsabilités qui sont en déroute en ce domaine.
Bien plus irresponsables et dangereuses que nos vaches, ce sont nos logiques de «frazu à gogo » qui font divaguer des camions sur toutes les routes de Corse.

Porter trente ans d’irresponsabilité n’est pas facile. Tant d’années perdues. Et après avoir malmené nos comportements, pour faire de nous des boiteux écologiques, on veut au moins sauver la manne financière accaparée par certains. La « vache sacrée » de la Corse.
La démarche et les techniques du « zéro déchet » sont tellement simples : mais renoncer à la « vache sacrée » l’est beaucoup moins.
Peste ou choléra, à nous de choisir !

Ainsi, après avoir appris le fatalisme, après avoir installé sur la place publique, structuré et subventionné l’ignorance, on la met aujourd’hui en statistiques dans un « sondage ». Et d’aucuns claironnent à qui veut entendre : un Corse sur deux serait favorable à l’export des déchets ! Un Corse sur quatre favorable à l`incinérateur !
Peste ou choléra, à nous de choisir ! « Frazu à gogo » è « Focu à buzeffu »

Nous focalisons sur la maladie, alors que la santé est à portée de main. Nous nous passionnons pour les problèmes, pas pour les solutions. C’est notre pathologie collective. Nous attaquons, nous discréditons les cellules bien vivantes qui portent la bonne santé. C’est notre maladie « auto-immunitaire ». Et pourtant, les solutions de bonne santé existent.
L’inconvénient est qu’il faut réapprendre des gestes, programmer une autre organisation dans le traitement des déchets. Elle commence à la source, dans les foyers. Il nous faut cesser d’investir dans notre banque collective de « paresses et d’irresponsabilités ».

Fatigués d’un mauvais système, où nous risquons tous de perdre notre «lingua di a terra», nombre d’élus et de citoyens sont désormais prêts pour une mutation vertueuse. Ils le prouvent en bien des petites communes de l’île. Aujourd’hui le peuple ne veut plus suivre la politique du désastre. La victoire doit être celle de tous.
Vivent les solutions ! Organisons alors la responsabilité de chaque citoyen. Organisons la facturation incitative.
Je choisis et je paie un tarif selon la taille de ma poubelle personnelle et identifiable.
Je choisis la grandeur et donc le tarif de ma poubelle personnelle.
Je paie moins quand j’ai moins de déchets.
Je paie encore moins quand je les trie.

À qui ce retard profite-il  ?

Organisons la routine des gestes quotidiens : le bio-seau, le tri, le composteur sur le balcon, dans le jardin, les composteurs collectifs, la collecte séparée au porte à porte…
Je n’ai pas besoin du passage quotidien d’un camion où l’on engouffre des milliers de sacs plastique noirs et anonymes. Leur contenu porte des risques incalculables : voilà le début de notre banqueroute. Je n’aurai plus besoin d’un camion tous les jours devant ma porte. J’ai besoin d’un bio-seau pour les bio-déchets sur ma table de cuisine, et je diminue ainsi le poids de ma poubelle de 30 à 40 %. Si je n’ai pas de composteur, j’ai besoin d’un camion qui collecte mes bio-déchets une ou deux fois par semaine (en ville, la collecte des bio-déchets sera obligatoire en 2025). J’ai besoin d’un camion qui collecte séparément tous les 15 jours mes déchets plastiques, mes déchets papier et carton, ainsi que mes déchets résiduels. Je suis déjà habitué à déposer mes déchets de verre dans un container collectif.
Qui va nous faire croire que cela serait trop compliqué pour la Corse et les Corses ?
À qui cela profite-il de le retarder ?

Nos déchets valent de l’or. Les brûler serait une hérésie économique et écologique : une tonne recyclée rapporte 110 euros.
Il y a quelque temps, pour voir comment cela est efficace et possible pour tous, il fallait aller en Toscane, en Sardaigne, en Alsace, à Milan ou à San-Francisco. Aujourd’hui il suffirait d’aller à Aghjone, à Algajola, dans certaines communes du Cap-Corse, pour voir combien on peut, en quelques mois déjà, trier près de 70 % de nos déchets.
Voila l’urgence pour nous éviter les « dépotoirs » de Teghjime, Saint-Antoine, Tallò, Vicu, Viggianellu, Prunelli et autres à venir !

La simple logique de « Zeru Frazu » serait-elle tellement irréalisable ?

Partout sur la planète, l’air pur, les sols fertiles, l’océan propre, les forêts et maquis, l ‘eau potable restent les premiers biens à préserver. Il n’y a aura plus de contrat social sans ces fondements-là. « Nous avons quinze ans devant nous » disent les scientifiques du monde !Face à ces urgences, la Corse choisirait-elle de dilapider la part encore intacte de ses trésors, ses richesses inestimables qui auront plus de valeur que tout l’argent du monde, dans l’avenir ?
I nostri Babbi anu scrittu u « lamentu di u castagnu ». Femu casu d’ùn avè da scrive u « lamentu di a terra », u lamentu di l’acqua, quellu di u mare, di l’aria fresca è di i fiumi.*

*Nos pères ont écrit la « complainte du châtaignier ». Prenons soin de ne pas avoir à écrire la « complainte de la terre », la complainte de l’eau, celle de la mer, de l’air frais, des fleuves et des rivières.


Ghjuvan Francescu Bernardini, u 18-06-2018

Vous aimerez aussi...